dimanche 20 juin 2010

Salif Keita: la classe supérieure

Avec La Différence, cet album qui lui a valu une Victoire pour l'album par excellence des musiques du monde en France, le Malien Salif Keita est clairement revenu aux grandes traditions mandingues. Dans les années 80, on l'avait connu presque jazz rock. Feu Joe Zawinul avait même réalisé un de ses albums. Longtemps, il fut accompagné de musiciens de styles variés, Français et Africains de souches diverses.

Toutes ces années d'expériences afro-occidentales ont mené Salif Keita au bercail. Sur scène, son orchestre purement africain offre ce que l'Afrique de l'Ouest a de mieux à offrir. Pour cette tournée qui faisait escale vendredi soir au Métropolis, Salif ne se produit qu'avec des musiciens blacks de haut niveau, et s'applique à moderniser le patrimoine mandingue qui l'a forgé depuis sa naissance. À porter les polyrythmes et grandes mélodies de l'Afrique de l'Ouest à un niveau incroyablement élevé.

Le véhicule que pilote Salif Keita ne transporte à son bord que des virtuoses: trois percussionnistes dont deux solistes flamboyants, un joueur de n'goni (calebasse avec cordes) pour le moins spectaculaire, un bassiste excellent, deux guitaristes (électriques) chevronnés dont un artilleur de Gibson SG pas piqué des vers, sans compter deux choristes. Aucun clavier, aucune machine.

Voilà le type d'instrumentation des formations de sa jeunesse, à l'époque du Rail Band et des Ambassadeurs qui chauffaient les nuits de Bamako. À la différence que la machine d'aujourd'hui est de loin plus compétente. Quatre décennies de modernité africaine ont généré, bon gré mal gré, son lot de grands instrumentistes.

À l'instar de ses choristes, Salif apparaît sur scène de blanc vêtu. Altier, royal comme son ancêtre lointain - le mythique Soundjata Keita, fondateur de cet empire du Mali qui a dominé l'Afrique de l'Ouest aux 13e et 14e siècles. Devant nous, il se tient droit comme un piquet. Sa vue faible (une caractéristique des albinos), il faut le rappeler, a toujours limité ses mouvements de scène - qui varient du monastique au martial. Du début à la fin de ces presque deux heures de spectacle, on perçoit le recueillement chez le chanteur, cette force tranquille de l'officiant. Or cette fois, la célébration a lieu au centre d'un réacteur!

Raffinement. Classicisme. Patrimoine vivant. Énergie maximale.

Les chansons Seydou et Laban ont dressé la table, puis un superbe groove de rumba africaine se déploie sur Ékolo d'amour. Vient ensuite la fameuse Différence. «Je suis un Noir, et ma peau est blanche. C'est la différence qui est jolie», scande Salif comme s'il portait sur ses épaules le sort tous les albinos d'Afrique. Et cette voix fait s'écrouler les murs! Cette voix demeure la plus grande des voix masculines d'Afrique qu'il m'ait été donné d'entendre en trois décennies de métier.

Et quel soutien mes amis. La Différence devient alors le prétexte d'un groove polyrythmique hautement supérieur, assorti de mitrailles nourries des cordes et percussions.

Sur Yala, la voix du soliste et les ponctuations des choristes galvanisent les polyrythmes. Salif harangue alors ses sidemen qui lui en donnent davantage. Vraiment fort! Le chanteur s'adresse ensuite à la foule avec autorité. L'oblige à répondre à son appel. À hausser le volume.

Puis on a droit à un solo de n'goni, avec les passes dans le dos à la Hendrix... inutile en ce qui me concerne. Puis c'est au tour du guitariste lead de citer un solo classique de George Benson en doublant chaque note comme le fait le guitariste américain. Au-delà de ces manoeuvres ostentatoires, nous avons quand même affaire au top niveau. De mémoire de chroniqueur, seul l'ensemble de Toumani Diabaté offre une telle compétence sur scène.

Les guerriers se retirent, Salif reste seul avec ses choristes, guitare en bandoulière. Sur un seul accord, Sumu est une incantation qu'étoffent les deux chanteuses. Trois voix percent l'atmosphère. On aura ainsi vécu un tout petit moment de calme dans ce spectacle construit pour les festivals.

Le guitariste revient sur scène s'adresser à la foule: «Est-ce que vous en voulez encore?» La foule répond, le groove reprend lentement et sûrement, pendant qu'improvise la guitare. Salif est de retour, il balaie l'atmosphère d'un étrange plumeau dont on ne sait la portée symbolique. C'est Gaffou, assortie de fabuleux croisements entre rythmes binaires et ternaires.

Mademai, la suivante, est bilingue, plus pop et fait résonner les chorus perçants des choristes. L'ambiance atteint son paroxysme avec Yambo, déclenchée sur un rythme rapide, incadescent. Ça culmine dans le tapis avec Madan. Les choristes s'imposent brillamment avant que ne se décline une longue impro de n'goni, en phase parfaite avec les lignes de percussions.

Pour terminer en beauté, Salif Keita invitera ces dames à se trémousser sur scène. La totale, pour ainsi dire. La classe supérieure, il va sans dire.

Alain Brunet
La Presse

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